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« Le vrai bonheur on ne l’apprécie que quand on l’a perdu ». Houphouët-Boigny, quand il a proféré un jour cet avertissement, croyait-il si bien dire ? Ses compatriotes vivent aujourd’hui dans la nostalgie des années de son règne. La décennie de crise qu’ils viennent de traverser et la rigueur des jours qu’ils connaissent actuellement les plongent systématiquement dans le regret de l’époque de leur premier chef d’État. On ne trouve plus personne aujourd’hui en Côte d’Ivoire pour manquer de s’exclamer ou pour songer, rêveur, dès qu’on parle du vieil homme : « Ah c’était le bon temps ! »

Il est vrai que la Côte d’Ivoire avait été naguère un pays où il faisait bon vivre. Abidjan, la « ville champignon » des urbanistes, le « marché attrayant »des hommes d’affaires, la « perle des lagunes » des poètes, le « petit Paris » de tous les étrangers qui affluaient de la sous-région, était une métropole qui ne laissait personne indifférent. Elle était pour tous, a écrit en 1963 Mgr Yago, « la coquette cité, fière de son magnifique pont, ruisselante de ses magnifiques illuminations dont la lagune multiplie les scintillements »[1].

Vers cette ville montaient, comme à Jérusalem les tribus d’Israël, des hommes et des femmes provenant de toute l’Afrique. Si beaucoup étaient attirés par les mirages de la grande ville, beaucoup également y trouvaient à s’employer, à un moment où les bulldozers culbutaient en permanence les caféiers et les cacaoyers des populations autochtones pour assurer à Abidjan ses mensurations d’aujourd’hui. Les travailleurs, d’une manière générale, trouvaient dans le boom économique de ce pays neuf la garantie d’un pouvoir d’achat convenable et d’un emploi stable, qui d’ailleurs leur offrait souvent la possibilité, devenue rare aujourd’hui, de faire carrière.

J’ai été élève à Bingerville puis étudiant à Abidjan en ces années-là. Je me souviens de conditions d’étude que je n’ai plus revues depuis. Les cités universitaires flambaient neuves. Le resto U proposait des mets princiers, et nous partions aux cours à bord de cars luxueux. La bourse d’étude nous donnait des moyens qui suffisaient au-delà de l’achat des livres et des fournitures scolaires. J’ai rencontré à un colloque au Tchad, il y a dix ans, un professeur de l’université de Ouagadougou, Burkinabè de son état, qui, en prenant connaissance de mon nom, était venu m’aborder dans la langue de chez moi. C’était pour m’expliquer, en adjoukrou, qu’il avait effectué toute sa scolarité primaire et secondaire à Dabou, avec une bourse ivoirienne. Il aurait bénéficié des mêmes facilités pour effectuer des études supérieures à l’université d’Abidjan s’il avait pu produire une carte d’identité ivoirienne. Il ne pouvait pas mieux illustrer les chances qui étaient données aux élèves et aux étudiants.

Ceux-ci n’étaient pas si bien couvés sans qu’il en fût pareil pour leurs maîtres. Les enseignants de Côte d’Ivoire étaient enviés pour leur décrochage du statut de la Fonction publique qui se traduisait notamment par la gratuité du logement.

C’était un temps où il était donné à tous, dans toutes les villes du territoire national, de pouvoir sortir librement, à toute heure du jour et de la nuit. Le pays était aimé pour le grand nombre des « maquis » où l’on pouvait manger et boire abondamment et à peu de frais.

Sortir librement ! Les Ivoiriens pouvaient se rendre en France avec leur simple carte d’identité. Ceux d’entre eux qui voyageaient en Angleterre n’avaient qu’à présenter leur passeport à Heathrow ou à Gatwick. Pour aller dans ces deux pays qui étaient leurs destinations préférées, nul besoin de visa. On n’avait par conséquent aucune idée de ces véritables chicanes qui se dressent automatiquement aujourd’hui sur le chemin du voyageur obligé de disposer de ce document précieux.

L’amitié rythmait alors les relations entre les ressortissants du nord et ceux du sud, entre ceux de l’est et ceux de l’ouest. Les autochtones ouvraient spontanément les bras aux étrangers. Tous, d’où qu’ils viennent, s’enrichissaient réciproquement, et personne ne s’attardait sur ce qui le distinguait de son prochain. Les Ivoiriens étaient assez insouciants pour se moquer les uns des autres sans craindre, comme aujourd’hui, de se blesser mutuellement, à la moindre plaisanterie esquissée. L’esprit de cette époque est visible dans « Ziopin », une chanson des Potes de la rue qui a fait un tabac en 1991.Baoulés et Agnis y étaient brocardés pour leur tendance à rivaliser dans la biture, Wobès et Guérés pour la réputation qui les précédait de pratiquer le cannibalisme, Bétés et Gouros pour leur faconde et leur goût de la bravade. On rigolait de ces impertinences et, en plus, on en dansait !

Cette atmosphère fait que, on avait beau exécrer Houphouët-Boigny, dénoncer son obstination à se maintenir au pouvoir, s’opposer à certaines de ses méthodes, on lui donnait toujours acte pour les aises sociales, la facilité d’aller et venir, les perspectives de développement individuel, bref la qualité de la vie qu’on menait dans son pays. Il n’était pas pour rien dans la paix, la sécurité, la convivialité qui régnaient en Côte d’Ivoire, et nous sommes unanimes à lui en savoir gré aujourd’hui, d’une manière presque instinctive.

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Combien sont les Ivoiriens qui savent que ces années de félicité ont pris le relai d’une période de très fâcheuses atrocités ? Combien, ceux qui savent que c’était le beau temps après un intervalle de crise aigue et inattendue, totalement imprévu de l’histoire ?

Nos parents avaient bravé ensemble le colonisateur français, dans une combativité et une ardeur qui étaient pleines de fougue et de promesses. Soudés par le rêve de la liberté, enivrés par la conviction de la victoire prochaine, animés par la volonté de travailler désormais pour leur propre émancipation et pour le progrès collectif d’un pays enfin indépendant, ils étaient loin d’imaginer que les lendemains de la nuit coloniale seraient obscurcis par des ténèbres encore plus denses. C’était, hélas, cet accident de l’histoire qu’ils allaient avoir à braver.

Les quatre années qui vont de 1963 à 1967 avaient été pour eux une véritable éclipse solaire. Délations, suspicions et accusations se succédaient sans que personne ne pût en imaginer la fin. Le père ne pouvait pas faire confiance à son fils, la mère à sa fille, le fils à sa sœur. La Côte d’Ivoire qui était sortie de la soumission politique de l’époque coloniale avec l’énergie du vainqueur s’est trouvée subitement dans l’obligation de grelotter, de frémir, de craindre pour son intégrité sociale, pour son avenir politique, pour son développement économique.

Ils ont été quatre-vingt onze personnes, des hommes, des femmes et même des jeunes, à avoir été en fin de compte arrêtées, jetées en prison et jugées coupables d’attentat à la sûreté de l’État. Il n’y avait rien de palpable ni de convaincant dans les accusations de complots dont ils étaient la cible : le Président lui même en attesterait plus tard. Mais entre temps, il entrait dans ses plans qu’il se fasse redouter en inquiétant, en terrorisant même, des personnes enclines voire promptes à développer des vues contraires à la politique qu’il entendait mettre en œuvre en Côte d’Ivoire. Cela faisait longtemps qu’il avait constaté, notamment auprès des étudiants, des désaccords substantiels sur des questions essentielles pour le jeune État de Côte d’Ivoire, comme la nature du régime ivoirien, les relations avec l’ancienne puissance coloniale, les options économiques du pays. Pour écarter les obstacles qui pouvaient découler des divergences de vues, il résolut d’agir par l’intimidation, la diffusion de la peur, la manière forte.

Sur ces années pestilentielles, nous ne disposons hélas que de témoignages rares. Tous s’accordent pour montrer à quel point Houphouët lui-même avait été fruste avec les malheureux qui s’étaient retrouvés dans son filet. Dans les geôles de son village où il les avait réunis, il ne les rencontrait que dans un délire verbal, un déchaînement logorrhéique proprement incroyable. « De toutes les façons, leur crachait-il, la vérité (de cette histoire) sera ma vérité. Si vous mourez, vos corps seront jetés aux caïmans dans le lac.(…) Je vais demander à de Gaulle de m’envoyer vos complices étudiants qui s’agitent en France. (…) Vous serez jugés ici à Yamoussoukro, sans témoins ni avocats, et à huis clos. Vous purgerez toutes vos peines ici. Ceux qui ont souffert pour le parti seront vos juges. Bourguiba a fusillé dix des siens pour le complot de Bizerte. Ceux-ci n’ont pas fait plus que vous. Vos épouses se prostitueront pour nourrir vos enfants. Ceux-ci seront des dévoyés et ils paieront vos crimes. »[2]

Lorsqu’après les supplices physiques et les coups de gueule, les premiers jugements avaient été rendus, le verdict, conforme à l’objectif de l’intimidation, comportait des « condamnations à mort ». C’était une extrémité à laquelle il n’était pas nécessaire d’arriver pour effarer une opinion nationale éloignée de toute familiarité avec cette formule. N’était-il pas déjà stupéfiant d’imaginer des gens condamnées à des travaux à perpétuité, voire à vingt ans de cette même calamité ?

Voilà ce qu’il avait fallu traverser pour arriver à ce qui serait présenté plus tard aux Ivoiriens comme le « vrai bonheur ». La leçon à en tirer est qu’effectivement bonheur et malheur sont deux faces d’une même médaille. C’est au sort que chaque homme et chaque femme doivent d’être soit contemporains et bénéficiaires des époques du premier, soit contemporains et victimes des époques du second.

Quand on n’a connu qu’une des deux époques, celle de la paix ou celle de la violence, le jugement est parfois brouillé : on considère les hommes des temps calmes comme des artisans de paix, qui étaient grands par leur attachement à cette vertu, et on vilipende ceux des temps de crise comme des dictateurs acharnés à opprimer leurs peuples. On se souvient rarement que le gouvernement des hommes est à l’image de la nature humaine, un mélange de douceur et de cruauté. La profondeur historique est alors nécessaire pour équilibrer l’appréciation. C’est un des enseignements que donne l’intérêt à la vie de Félix Houphouët-Boigny, cet immense apôtre de la paix qui s’était lui-même présenté un jour, si l’on en croit Samba Diarra, comme un homme « méchant, très méchant », un homme « violent, très violent »[3].

[1] « Son Exc. Monseigneur Bernard Yago, archevêque d’Abidjan, lance un appel », in L’Écho des Missions Africaines de Lyon, n° 5, 1963, p. 102.

[2] Samba Diarra, Les faux complots d’Houphouët-Boigny, p. 131.

[3] Samba Diarra, Idem.

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